Victor Vialles

Vit et travaille à Rennes et Limoges.

Au-delà des genres: érotiser le commun

Un texte de Pedro Morais
Serait-il possible de remplacer le point de vue formaliste sur l’art – cette manière de vouloir à tout prix l’écarter du monde pour lui garantir une autonomie et une spécifici-té – par l’animisme? S’il est vrai que les formes et les couleurs nous parlent, tout comme les objets agissent sur nous, nul besoin de garder une frontière entre l’art et le monde. Et l’intérêt actuel pour l’animisme – nourri par la pensée d’anthropologues comme Viveiros de Castro qui posent l’hypothèse d’une non séparation entre soi et l’environnement – correspond au besoin de sortir d’une logique anthropocentrée, cette autorité rationnelle sur l’environnement.
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Il y a de la ritualisation dans le travail de Victor Vialles. Quand il recouvre un oreiller de mosaïques, sur lequel il place une coiffe composée d’un rideau de fils et d’un duri-an – ce fruit à l’odeur si fort qu’il est parfois interdit dans les espaces publiques en Asie – il évoque autant une figure androïde, que la mémoire de son grand père viet-namien. De même, un carré coloré de faux marbre avec une carte postale coloniale de la famille idéale, sera le cadre pour apposer les bijoux de sa mère.
D’une manière discrète, sans crier gare, Victor Vialles inscrit son histoire multiple à l’intérieur du langage des formes. Cette histoire comprend non seulement certains éléments de sa vie personnelle, mais aussi un rapport concret à la vie matérielle et au monde du travail. Son passage par une école de design industriel et par la fabrica-tion automobile, avant l’école d’art, lui a fait développer une attention particulière aux qualités des objets et des matériaux. Mais là encore, c’est la dimension ritualisée qui transforme leur rôle: une table en inox peinte en noir devient une stèle, un fourreau d’ancrage en acier poli devient le robot Jacques, tandis que le « martyr » Kevin est réalisé sur une plaque de soudure sacrifiée pour les exercices d’un apprenti. Cette manière de personnifier ses formes en faisant appel à l’anthropomorphisme par le biais des titres-prénoms, rappelle autant la logique d’un masque africain que l’univers de la science-fiction, à l’image de ces phares de voiture devenus androïdes pétrifiés sous une couche de faux granit.
Il ne faudra pas y chercher aucune manière d’exotisation: quand il place un cadre-écran avec cascade au milieu de plantes vertes, c’est la fabrication artificielle de nos représentations qui l’intéresse (celle d’un restaurant asiatique ou d’un salon de la voi-ture). « Cette cascade est le point de vue de la déception: on nous promet de partir ailleurs, des vues uniques au monde, mais tout point de vue est unique », rappelle-t-il. Parfois le jeu de tensions entre les objets devient plus narratif. Dans une évocation lointaine du « Mépris » de Godard, il met en équilibre une fenêtre tenue par une corde entre un matelas gonflable et la réplique d’un buste antique à l’expression dédai-gneuse – un clash de matériaux, d’époques et de visions de l’art. Tandis qu’une pierre fait courber par son poids des bloques d’éclairage de bureau: une vision de la bureaucratie qu’il titre « Le juge et le charpentier », expression de Victor Hugo pour parler de la guillotine, machine de l’enfer.
Si Victor Vialles convoque alors une vision animiste des objets, tout comme un ca-ractère rituel dans leur assemblage, c’est la dimension fétichiste de ses sculptures plus récentes qui a introduit le fantasme et le trouble érotique. Il faudrait alors com-prendre le « fétiche » non seulement en tant qu’objet de culte, mais en tant que sup-port de fantasme du désir sexuel. Employant des matériaux chargés de sensualité, comme le latex ou le silicone, il introduit la présence des corps dans ses installations avec des barres de pole dance ou des sous-vêtements figés dans du plâtre. Ceux-ci peuvent être autant féminins que masculins, rappelant sa vision multiple de l’identité, déjà présente dans ses origines, se refusant à figer des catégories de genre pré-établies. Mais d’une certaine manière ces vêtements intimes volés nous rappellent notre capacité inexplicable à désirer et nous attacher aux formes finalement les plus communes. Et c’est là la meilleure métaphore du pouvoir de l’art à rentrer dans nos vies pour les transformer.
Pedro Morais