Mélanie Leduc

Vit et travaille à Felletin en Creuse.

Tisser des liens – Malbo

Le lycheen rouille et l’acier doré

Ils sont 5, la table est ronde, ils n’ont aucune idée de pourquoi ils sont là.
Leurs yeux sont bandés, semble-t-il ; certains ont peur, d’autres sont en colère ou rêveurs, tous émergent peu à peu de ce qui leur semble être un étourdissement – comme s’ils avaient tourné trop vite autour d’un mât et que le sol se soit jeté sur eux. Bam.
Oh.
C’est donc une rêverie ? Un monde fantasque et fantasmé, ou peut-être un souvenir : ça se passe comment avant de naître ?
Une multitude d’images, des sensations tout azimut me submergent : en voilà une : “J’ai rien pu faire, mes mains étaient prises –Rhooo ça fait mal quand même, et c’est très con cette histoire d’armoire normande dans la gueule…”
Gueule ? Gueule de loup ! Je suis un cassaloup ! Un chasseur de loups parce que ces bois sont mauvais Malbo mauvais mauvais ! 70 loups à moi tout seul !

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C’est dingue cette effusion de tranches de vies qui déboule : un loup, une tablée de 5 personnes les yeux bandés… Je suis à cette table, je suis l’une d’entre elles : laquelle ?
Le loup nous égorge. Ah non, pas tout de suite.
Non – pas comme ça, sans qu’aucun de nous n’ait compris quelque chose.
Qu’est ce que c’est cette histoire ? Pourquoi ai-je la certitude que ce qui se joue ici fera de nous ce que nous serons sur Terre ?
Pas de mauvaise réponse possible.
Mais, rhooo, un choix déterminant et crucial : qui serai-je ? Qui seront-ils ?
Quelqu’un me sert à boire. Du très bon vin. C’est Victoria. Pourquoi ? Parce qu’avec un nom pareil on ne peut pas se tromper.
Elle m’inspire. Je respire. Déjà prête à devenir humaine ?
Je suis capable.
Je vais y arriver.
Il n’y a pas de mauvaise réponse.
Je fais partie de ceux qui ont peur.
Peur de la puissance de ma liberté, que je sens grandir en moi. Une vraie appréhension, comme un trac.
Mais ça ne me paralyse pas. Au contraire.
Dans le noir, je déglutis et j’apprécie chaque saveur de ce cru complexe et précieux : mon corps vibre comme s’il s’agissait d’une partition musicale : j’entends distinctement chaque instrument, je réponds physiquement à chaque note et le rythme de cette experience me traverse et me modèle : je deviens quelqu’un d’autre, je me rapproche de moi même. Moi m’aime ? Audace ! Je
participe !
J’étends mes mains sur la table et j’y rencontre d’autres mains : stupeur et soulagement.
Je le savais : je ne suis pas seule.
Combien sommes nous ?
Pourquoi je n’entends pas leurs partitions ?
Ah si ! Une autre gorgée et j’entends quelque chose.
Les mains que je touche réagissent, une poigne franche et attentive me saisit et :
“Bonjour, je vais m’appeler Julien, je créerai des saveurs ! ”
Moi : Ah bon ? Mais c’est incroyable ! C’est magnifique et en même temps c’est
terrifiant : cette responsabilité, cette exploration, ces échanges, cette mise en
lumière !
Lui : “Je sais, j’y vais quand même, et tanpis si je me tâche souvent…”
Sa main disparait. Comme un nuage de lait dans le thé noir. Le café noir.
Une autre main s’approche et se love dans la mienne tel un grand chat : “C’est mon tour” – il a un accent ? “Je sais qu’il faut que j’y aille, je suis effrayé(e), je sais que je vais être incompris(e), j’ai bien conscience que je vais traverser beaucoup de souffrances mais je sais aussi que je te retrouverai ma Venus…” : sa main rapetisse, et rapetisse tellement que je ne sens plus qu’une toute petite
couture que je serre fort très fort sous mes ongles –encore un peu…
Encore…
Et puis, d’un seul coup, quelque chose écrase mon autre main dans une douleur aigüe à peine supportable : j’éssaie de m’en extraire mais elle me maintient dans une torture qui ne fait pas de sens : “ Reste tranquille, si tu te soumets, tu ne souffriras presque pas ; courbe l’échine –encore, encore , je ne relâche que si tu capitules –encore, encore… Je te piegerai, je prends un peu d’avance, mais compte sur moi je ne retiendrai pas mes coups… Et si tu l’atteinds, ta liberté chérie aura aussi le goût de la survie”
Evanouissement.
J’ai dû tourner de l’oeil.
Je me reprends à peine.
J’hésite à avancer mes mains sur la table. La persective de cette possible noirceur dans nos futurs échanges me glace le sang.
Et en même temps… Oui ? Bah oui. Forcement oui. La chaleur : la vie quoi ! La puissance de l’espoir ; et l’envie de tisser et de s’entremêler (Mel?) malgré ce qui nous séparera et fera de nous des êtres différents ?
Seulement, pour le moment je garde mes bras croisés sur ma poitrine.
Une toute petite main s’y glisse. C’est une main à moi ? Non – mais c’est tout comme. Et je perçois : “On va où ?”
Je reste saisie et silencieuse, mais je sais, je connais cette voix qui continue :
“Maman ? Je ne peux pas y aller avant toi – tu le sais ça : sinon je vais être ta mère ! Ah aha ah ! – mais j’ai hâte de sauter : et de vivre tout ce qui nous attend : le costume de poussin, les gâteaux, les voyages et les fêtes ! Allez vas-y ! Allez !”
Et la petite main puissante me tire, me tire et m’époustoufle par sa force d’amour qui déplace les montagnes et elle me propulse dans le tunnel à incarnation :
“N’oublie pas la Saint Jean !”
“Pardon?!”
“Le feu, les danses, les gens : un sourire sur chaque visage : un sourire comme ton oeuvre d’art !”

Laure Salama, Malbo avril 2022