Marion Chambinaud

Vit et travaille à Clermont-Ferrand.
Diplômée de l’Ecole supérieure d’art de Limoges et de Tarbes.

Le Grand Négatif – Villedieu

Il y a dans le travail de Marion Chambinaud quelque chose d’étrange. L’artiste nous met aux prises avec des objets qui se dérobent. La céramique, sa matière de prédilection, semble chercher les endroits où elle s’efface : les conduits de cheminée, et autres tuyaux moulés, les morceaux de bois brûlés auxquels se retiennent des pinces en céramique à la morsure du feu, les planches sur lesquelles ont été posées des objets et dont il ne reste que de légers halos, mais aussi des bulles qui sont saisies dans la pâte, des rames où se dessinent des taches sombres, venant de la combustion dans le four et dont elle cherche le dessin. Tout semble se dérober sous nos doigts. Les objets ne sont que des repères incertains dans un univers où les points de passage et les points de contact s’aiguisent dans leur opacité.

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Marion Chambinaud pousse ses objets à mouler des éléments insaisissables : la fumée, l’air qui passe dans les conduits, le feu qui vient marquer de son empreinte la matière… Elle donne une forme à ce qui n’en a pas. Elle moule ce qui échappe au moule. Raison pour laquelle les conduits sont si présents, si manifestes : lieu de passage pour des éléments, fluides, qui se marquent par leur immatérialité. Elle apporte et applique une contre-forme à quelque chose qui n’a pas de forme. Elle ose. Et elle s’impose (1). Telle une Rrose Selavy, elle semble nous mettre en contact avec ce qui ne peut pas l’être. Il y a du paradoxe dans ce travail et de l’audace de tenir un projet dans un geste d’une liberté absolue et aussi d’une grande retenue. Car elle nous oblige à porter notre attention au rien. Aux bords. Aux choses qui ne se voient pas, ne se saisissent pas.

Pour le travail en cours, Le grand négatif, l’artiste pousse le geste, elle vient mouler les parties invisibles des bornes qui rythment une allée d’un petit village conduisant à un cimetière. Cette allée par l’alignement dédoublée des pierres rappelle les complexes de menhirs du Néolithique. Cette bordure est saisie par l’artiste comme la manifestation d’une survivance d’un temps ancien concentré dans la continuité de gestes et dans l’usage de la pierre dressée comme matériau. Marion Chambinaud sédimente les temps en opérant des raccourcis et des rapprochements – pierre contre pierre. D’ailleurs, cette allée avoisine un site où l’on a découvert et extrait des sarcophages issus d’une brèche volcanique. Ces échos agissants du Grand négatif à des rituels anciens et funéraires redoublent dans l’accent qu’elle porte aux cavités laissées par les pierres. Dans les creux laissés par le vide elle installe des feux. Les parties inférieures des bornes, celles qui étaient enterrées, sont moulées. Les bornes posées à la verticale sur des socles en céramique inversent les relations entre la pierre et l’argile. Elles sont ensuite redistribuées autrement dans l’espace. La revisitation de l’objet par l’artiste les amène à une perte de signes ou du moins à une redistribution de leur place. Ce renversement provoque un questionnement de l’objet et de sa place dans la cité. L’espace public tremble. Résonne alors le geste qui fonde la démocratie athénienne – celui de Solon lorsqu’il décide de faire arracher les bornes de propriété qui sont les signes du joug subi par les paysans endettés (2). Ces dettes viennent écraser le monde paysan et surtout entraver la manifestation de sa liberté. Enlever des bornes est aussi une manière de convoquer un geste ancien qui aspire à une plus grande justice sociale. A une promesse. Celle où dans des objets infimes nous puissions sentir l’écho de nos aspirations à être libres.

(1) Marcel Duchamp, La Vie en Ose, poème, 1963.
(2) Claude Mossé, Périclès l’inventeur de la démocratie, Paris, Payot, 2004.