Son oeuvre à
Saint-Flour
Texte de Yannick Miloux
L’oeuvre de Carole Manaranche se construit depuis une dizaine d’années. Ce qui est déjà remarquable dans ce parcours, c’est qu’en dix ans, l’artiste a su construire un langage plastique original et cohérent tout en restant très ouvert.
Avant ce début de carrière déjà très prometteur, et avant même sa formation académique à Clermont-Ferrand, la jeune Carole s’est d’abord orientée vers des études de communication et de publicité, domaine dans lequel elle a travaillé quelques années avant d’intégrer les Beaux-Arts. D’où, peut-être, sa façon de voir (et de photographier, par exemple) et sa façon d’utiliser le langage. Ainsi, ses premières sculptures sont titrées par les initiales des objets qui les constituent: M.P. pour manteau portant, T.P. pour table portemanteau, L.P.E.C. pour lit pliant, étagère, chaise… A l’origine de ses premières recherches, elle trouve dans les encombrants laissés sur le trottoir des matériaux à peindre et des compositions à photographier. Son tout premier catalogue en témoigne. Une photographie fait couverture : l’épave d’un vieux fauteuil en cuir encore digne le long d’un trottoir gris clair, et, au verso, un groupe de poubelles dans un coin. A l’intérieur des images de sculptures saturées de couleurs. Recouverts de plâtre, de mousse expansée, puis de peinture glycérophtalique et ou aérosol, les objets semblent à la fois boursouflés et fluorescents. Enduits de matière peinte, ils sont littéralement « figés », comme l’explique la jeune artiste-critique Lili Reynaud Dewar à l’époque, » puisqu’il sont en général durcis, médusés, par les effets de surface qu’elle leur fait subir »(1).
La transformation des déchets en sculpture est une méthode qui remonte aux papiers collés cubistes et aux assemblages dadaïstes de Kurt Schwitters au début du XXème siècle. Junk-sculpture, comme la nomme les anglo-saxons, cette tradition de l’assemblage parcourt tout le siècle, traverse le Surréalisme, le Pop Art et le Nouveau Réalisme des années 60, et reste très vivace aujourd’hui. Des extraits d’entretiens avec Franz West et Anita Molinero sont d’ailleurs cités par dans le même texte(2).
En 2012, un nouveau catalogue édité lorsqu’elle est lauréate du Prix Novembre à Vitry montre l’évolution nettement picturale de sa recherche. Une série intitulée « Combinaisons »(3) est travaillée à partir d’éléments de meubles, de tables basses, de caisses de rangement en plastique, de gazon synthétique. Chaque oeuvre s’appuie à la fois sur le sol et le mur et semble flotter dans un espace intermédiaire entre deuxième et troisième dimension. Les fragments de meubles et d’étagères sont présentés en appui sur le mur, comme en situation d’inventaire, chaque morceau rangé à côté d’un autre. Certains éléments sont surélevés sur des caisses en plastique ou des tables basses et dynamisent ainsi la présentation. Sur les panneaux mobiliers, l’artiste a peint et dessiné des espaces architecturaux en aplats colorés dont les perspectives sont souvent décentrées. Des effets de surfaces obtenus par pochoir, scotch à peindre ou des brumisations par spray achèvent de perturber notre vision. Au croisement du support, de la surface (tiens, tiens, cela rappelle quelque chose) et de la schématisation de la profondeur, en quelque sorte. On pense à la fois aux Symbolistes et aux Nabis attirés par la représentation extrême-orientale de l’espace, aux espaces métaphysiques de Chirico et Morandi, ou encore, plus près de nous, aux « Charge-objets » et aux fameux « Espaces-Peintures » d’un Jean-Michel Sanejouand, où l’artiste travaille entre les systèmes de représentation centrée (occidentale) et décentrée (orientale).
Invitée à penser un projet pour Saint-Flour, l’artiste a déambulé dans la ville à la recherche d’un emplacement pour une création. Par hasard, elle a vu cette statue du poète symboliste Camille Gandillhon Gens d’Armes à qui elle a décidé de rendre un hommage très personnel. C’est surtout son patronyme qui lui a plu, précise-t-elle, pas vraiment son style, auquel elle va cependant s’attacher à essayer de répondre. Elle décide d’éditer des affiches de différentes couleurs. Dans une mise en page sommaire, à gauche des poèmes de Gandillhon, à droite, des commentaires et annotations de Manaranche, en correspondance. En face des formules ampoulées et lyriques du poète, l’écriture de Carole est simple, triviale et directe, souvent physique et sensuelle. Ces affiches sont présentées sur le mur écran à l’arrière de la statue du poète, un peu à la façon d’ex-voto, d’autres sont disséminées dans la ville, au hasard.
L’autre part de la conversation avec le poète est une sculpture composite qui réunit divers éléments recouverts de couleurs orangées et argentées. Deux chaises posées tête-bêche l’une sur l’autre, des pierres, des morceaux de plâtre et un parasol forment une composition où les couleurs saturées et chimiques apportent de nouveaux volumes, entre nature morte d’objets fluorescents et décor de plein-air irradié. Du point de vue de la sculpture, cet ensemble monumental et domestique se situe à l’exact opposé de la statue de Gandillhon mise en scène devant son mur écran et devant laquelle on ne peut que s’incliner. Chacun peut tourner à son rythme autour de la sculpture / scène et trouver autant de points de vue, autant de cadrages nouveaux.
Dans le texte déjà cité, Lili Renaud Dewar insiste : « Il est particulièrement frappant de voir comment Carole Manaranche…arrive à fusionner de manière synthétique des termes à priori contradictoires : la peinture ET la sculpture, Fluxus ET le formalisme, l’art minimal ET le surréalisme, l’art pop français, tendance nouveau réalisme ET l’art informel. »(4). A ces oppositions de styles, elle semble aujourd’hui vouloir ajouter la dimension volatile, atemporelle et abstraite de la poésie.
Notes :
1. Lily Renaud-Dewar « Une politique de la forme » in catalogue de l’exposition « Les enfants du Sabbat 7 », Ed. Creux de l’Enfer, 2007. Réédité dans le catalogue « Carole Manaranche », Ed. Shakers, Montluçon, 2007.
2. ibid.
3. Peut-être en écho aux Combine-paintings de Rauschenberg.
4. ibid.